Pourquoi la stratégie de Mélenchon ressemble à celle de Lénine en 1917
FIGAROVOX.-
Vous avez écrit un livre sur l'année 1917. Peut-on considérer que
le mouvement mené par Lénine cette année-là puisse inspirer
Jean-Luc Mélenchon. Existe-t-il des correspondances?
Jean-Christophe
BUISSON.- Militant trotskiste dans ses jeunes années, Jean-Luc
Mélenchon connaît sur le bout de des doigts les détails de la
révolution russe de 1917. Je ne peux pas croire qu'il ne soit pas
hanté, en cette période où on commémore le centenaire du coup
d'Etat bolchevik, par la manière dont Lénine (flanqué de Trotski
pour l'aspect militaire) a réussi à s'emparer du pouvoir politique
au gré de circonstances qu'il a en partie favorisées.
Ces
circonstances, quelles sont-elles? Durant l'hiver 1917, un vaste
mouvement dégagiste naît en Russie: fatigue de la guerre et
rébellion contre un commandement souvent incompétent et brutal (le
pays compte près d'un million de déserteurs, d'«insoumis»
refusant de continuer à servir sous les drapeaux impériaux), rejet
d'un système politique autoritaire à bout de souffle, désir de
changement réel, notamment dans les campagnes où prévaut une
organisation quasi féodale, etc. Ce mouvement se cristallise en
février-mars 1917 avec des manifestations populaires qui aboutissent
au renversement de la monarchie russe. Lui succède un gouvernement
provisoire qui maintient la révolution à un niveau «dantonien»:
des terres sont redistribuées, un vaste assouplissement des
institutions est organisé, la Russie maintient ses alliances
militaires traditionnelles en continuant à faire la guerre aux
empires centraux aux côtés des Alliés, etc.
La
révolution à petits pas, en quelque sorte. Or, pendant ce temps,
que fait Lénine, dont tous les écrits montrent qu'il est obsédé
par la figure de Robespierre et convaincu que seule une violence
extrême peut accoucher d'un monde nouveau?
Via
les soviets de soldats, d'ouvriers et de paysans, les responsables
bolcheviks harcèlent le gouvernement et encadrent les
mécontentements sociaux. On est alors un peu dans la France de l'été
2017…
Lui-même,
qui avait dit récemment craindre de ne pas voir de son vivant une
révolution, revient en Russie grâce à la bienveillance des
Allemands et s'installe comme premier opposant au pouvoir réformiste
en place en prônant une véritable révolution, considérant que le
régime en train de se mettre en place ne va pas assez loin dans le
changement.
Via
les soviets de soldats, d'ouvriers et de paysans élus au printemps,
les responsables bolcheviks, quoique minoritaires dans le pays (le
parti ne compte que quelques milliers d'adhérents), harcèlent le
gouvernement et encadrent les mécontentements sociaux qui se font
jour dans le pays. On est alors un peu dans la France de l'été
2017…
En
quoi la terminologie de la France Insoumise rappelle celle de 1917 en
Russie?
La
violence de la terminologie, que relate dans ses détails Stéphane
Courtois dans sa biographie éblouissante de Lénine, «inventeur du
totalitarisme», est connue. Elle se résume en quelques idées qui
sonnent avec une certaine familiarité à nos oreilles.
Il
est temps pour le peuple, dit-il, de « déferler » dans toute la
Russie pour en finir avec le gouvernement provisoire bourgeois. Le
but est de « conquérir le pouvoir » - par la force, s'il le faut.
Selon
lui, la légitimité démocratique (sinon électorale) née de la
révolution de février-mars doit céder le pas à celle de la rue,
qui se manifeste quotidiennement dans des manifestations encouragées
par les bolcheviks contre la faim, la guerre, les inégalités
sociales, etc.
Il
est temps pour le peuple, dit-il, de «déferler» dans toute la
Russie pour en finir avec le gouvernement provisoire bourgeois. Le
but est de «conquérir le pouvoir» - par la force, s'il le faut.
Selon
Lénine, il y a eu une sorte de confiscation de la révolution qui
n'a pas tenu ses promesses sociales. Un «coup d'Etat social» , en
quelque sorte…
Au-delà
des vocabulaires qui se ressemblent, les situations sont tout de même
extrêmement différentes. Est-ce que votre analogie n'est pas un peu
forcée?
Comparaison
n'est pas raison mais observons de près les choses et acceptons
d'être un peu troublés.
L'homme
qui a accédé au pouvoir après la révolution dégagiste de
février-mars 1917 s'appelle Alexandre Kerenski. Il n'a pas 40 ans,
vient de la société civile (il est avocat), séduit les foules par
sa jeunesse, sa beauté, son charisme, son aisance oratoire, son
romantisme, son talent à se mettre en scène.
Une
fois nommé à la tête du gouvernement provisoire (après avoir fait
partie du gouvernement précédent…), au début de l'été 17, il
s'applique à réformer le pays mais en se refusant à un extrémisme
socialisant. Au point que les membres du parti KD
(constitutionnel-démocrate), de centre-droit, le soutiennent
parfois.
De
l'autre côté de l'échiquier politique, que se passe-t-il? A la
tête d'un mouvement, je le répète, très minoritaire, Lénine suit
une stratégie qui peut paraître étonnante: pas d'ami à gauche.
Plutôt que de s'attaquer frontalement à Kerenski, il n'a de cesse
d'attaquer les rivaux de son propre camp (mencheviks,
socialiste-révolutionnaires, etc) et de refuser toute alliance avec
ceux que son ami Trotski, dans une formule célèbre vouera bientôt
à «finir dans les poubelles de l'Histoire».
Son
objectif? Etre le seul à incarner une véritable opposition à
Kerenski. Lénine est persuadé que celui-ci va devenir impopulaire
par sa politique et sombrer dans une forme d'hubris qui détournera
ses admirateurs de février de leur passion initiale. Et c‘est ce
qui arrive.
Ivre
de son pouvoir, Kerenski multiplie les fautes. La plus remarquable:
chasser brutalement de l'état-major de l'armée son chef, le général
Broussilov - coupable de ne pas lui avoir envoyé une garde digne de
son nom à la descente d'un train.
Quand
celui-ci (Mélenchon) passe son temps à tancer ses concurrents à
gauche (Hamon Laurent, etc), il est pour moi dans une stratégie très
léninienne.
On
peut imaginer que Mélenchon trouve dans toutes ces anecdotes
certaines analogies avec la situation actuelle. Quand celui-ci passe
son temps à tancer ses concurrents à gauche (Hamon Laurent, etc),
il est pour moi dans une stratégie très léninienne.
Quel
est l'objectif de cette stratégie?
D'abord,
faire en sorte qu'il soit le seul adversaire digne de ce nom du
pouvoir en place. La droite étant en pleine (et pénible)
réorganisation, l'extrême-droite en train d'exploser, il ne lui
restait qu'à imposer son leadership (fût-il provisoire) à gauche:
c'est fait.
Susciter
une agitation sociale dans tous les secteurs de l'économie
(fonctionnaires, retraités, ouvriers, jeunes, etc.) sans qu'il en
apparaisse forcément l'organisateur: c'est fait - même si sa
tentative de prendre le contrôle du syndicat étudiant UNEF il y a
quelques semaines a échoué.
Attendre
que les mouvements de révolte sociale et syndicale coagulent et
suscitent un rejet du gouvernement, créant les conditions d'une
prise de pouvoir dans un minimum de violence (ce qui fut le cas en
octobre-novembre 1917, n'en déplaise aux historiens marxistes
décrivant la prise du Palais d'Hiver en geste héroïque quand elle
n'aura mobilisé que quelques centaines de combattants, le pouvoir
étant tombé alors comme un fruit mûr), ce n'est certes pas fait.
Mais
c'est sans doute le rêve de Mélenchon, 66 ans, qui n'a sûrement
pas envie d'attendre quatre ans pour diriger la France. N'at-il pas
lui-même dit qu'il ne se représenterait pas en 2022 à l'élection
présidentielle?
En
ce cas, comment compte-t-il accéder au pouvoir suprême sinon au
bénéfice d'une situation de type de celle de la Russie de l'automne
1917?