La société SpaceX d’Elon Musk a réussi à créer l’événement le 6 février grâce à la spectaculaire réussite du vol de démonstration du lanceur Falcon Heavy, désormais le plus puissant au monde, devant ceux que les États peuvent envoyer dans l’espace.
Ce succès est autant technologique que médiatique, au vu du nombre d’internautes qui ont suivi la retransmission en direct du vol de la fusée sur YouTube.
Beaucoup de commentaires insistent sur la dimension historique de l’événement, mais on peut également s'interroger quant à une certaine forme de «privatisation» de l’espace.
La question ne tient pas tellement à la dimension quasi-publicitaire de cette opération –bien attestée par les images de l’expédition d’une voiture Tesla en direction de Mars–, assurant la promotion de l’autre société phare d’Elon Musk. Elle se pose parce que le statut juridique des ressources spatiales connaît depuis quelques années un changement profond ouvrant la porte à une appropriation par des entreprises privées, dont SpaceX n’est que la représentante la plus visible.
L’espace non appropriable, un principe fragile
Jusqu’à une date récente, le statut juridique de l’espace et des ressources extra-atmosphériques était fixé par le Traité de l’Espace, adopté en 1967 sous l’égide des Nations unies.
Ce texte tendait à faire de l’espace une «chose commune» («res communis»), au sens où les Romains entendaient déjà ce terme et l’appliquaient à l’air ou à la mer: une ressource ne pouvant faire l’objet d’une appropriation à titre exclusif et librement utilisable par tous.
Le Traité de 1967 consacre ainsi un droit de libre exploration et utilisation, tout en fixant des règles de non-revendication de souveraineté nationale sur l’espace:
«L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen.»
Ces principes ont longtemps constitué la clé de voûte du statut juridique de l’espace, même si leur acceptation est demeurée fragile en raison de la rivalité entre États. Pour preuve, le Traité sur la Lune de 1979, qui réaffirmait le principe de non-appropriation et incluait cet astre dans le «patrimoine commun de l’humanité», n’a pas été ratifié par de grandes puissances spatiales comme les États-Unis, la Russie, la Chine ou la France.
Mais aujourd’hui, la crise économique durable et la réduction conséquente des budgets étatiques consacrés à l’exploration spatiale sont à l’origine de nouvelles tentations de remettre en cause ces règles.
Une brèche au profit des entreprises privées
Ce sont les États-Unis qui ont les premiers fait évoluer leur législation avec l’adoption en 2015 d’un «Space Act», sous la présidence de Barack Obama. Ce texte controversé exploite l’une des failles du Traité de l’espace de 1967, dans la mesure où il ne remet pas directement en cause le principe de l’inappropriabilité des ressources spatiales par un État.
Néanmoins, il prévoit que:
«Un citoyen des États-Unis engagé dans la récupération à titre commercial d’une ressource se trouvant sur un astéroïde ou dans l’espace aura droit à toute ressource obtenue, incluant le droit de détenir, de posséder, de transporter, d’utiliser et de vendre la ressource obtenue.»
Cela revient à conférer aux entreprises capables d’envoyer des engins dans l’espace, comme SpaceX, un titre juridique de propriété sur les ressources qu’elles pourront en extraire. Et il n’est pas surprenant que l’adoption de cette loi ait été saluée par des sociétés minières aux noms évocateurs (Moon Express, Planetary Resources, Deep Space Industries, etc.), qui entendent à présent profiter de cette opportunité pour monter des projets visant à exploiter ces ressources, à commencer par celles de la Lune.
Bien que vivement critiquée à l’ONU, cette législation américaine a ouvert une brèche dans laquelle plusieurs autres États n’ont pas tardé à s’engouffrer. Les Émirats arabes unis ont été les premiers, en 2016, à imiter les États-Unis avec l’adoption d’un texte comparable, dans l’intention d’anticiper la fin des combustibles fossiles en regardant vers les étoiles.
En 2017, le Luxembourg a été de son côté le premier pays européen à suivre cette logique, en se dotant d’une législation permettant d’accorder des permis d’extraction dans l’espace. Conséquence: des filiales de compagnies minières américaines se sont ensuite installées dans le Grand-Duché, bénéficiant au passage des avantages fiscaux liés à l’implantation dans cet État.
C’est une nouvelle forme de conquête spatiale qui paraît se mettre en place, dans laquelle les États pourront «affréter» des compagnies privées, un peu à la manière des grands navigateurs espagnols et portugais du XVIe siècle qui se sont élancés à la découverte du Nouveau Monde avec l’appui des souverains de l’époque, mais dans le cadre d’opérations privées et avec la promesse de pouvoir s’approprier les richesses des terres découvertes.
Bien que vivement critiquée à l’ONU, cette législation américaine a ouvert une brèche dans laquelle plusieurs autres États n’ont pas tardé à s’engouffrer. Les Émirats arabes unis ont été les premiers, en 2016, à imiter les États-Unis avec l’adoption d’un texte comparable, dans l’intention d’anticiper la fin des combustibles fossiles en regardant vers les étoiles.
En 2017, le Luxembourg a été de son côté le premier pays européen à suivre cette logique, en se dotant d’une législation permettant d’accorder des permis d’extraction dans l’espace. Conséquence: des filiales de compagnies minières américaines se sont ensuite installées dans le Grand-Duché, bénéficiant au passage des avantages fiscaux liés à l’implantation dans cet État.
C’est une nouvelle forme de conquête spatiale qui paraît se mettre en place, dans laquelle les États pourront «affréter» des compagnies privées, un peu à la manière des grands navigateurs espagnols et portugais du XVIe siècle qui se sont élancés à la découverte du Nouveau Monde avec l’appui des souverains de l’époque, mais dans le cadre d’opérations privées et avec la promesse de pouvoir s’approprier les richesses des terres découvertes.
Préserver le bien commun
L’administration de Donald Trump semble décidée à poursuivre dans la direction initiée par son prédécesseur à la Maison-Blanche. En décembre, la présidence a redéfini les missions de la Nasa en lui demandant de travailler plus étroitement avec les entreprises privées souhaitant exploiter les ressources spatiales.
À cette occasion, Scott Pace, le directeur exécutif du Conseil national de l'espace, a déclaré lors d’une conférence de presse:
«Nous le répétons à nouveau: l’espace n’est pas un bien commun global [“global commons”], ce n’est pas le patrimoine commun de l’humanité, pas plus que ce n’est une res comunis ou un bien public. Ces concepts ne figurent pas dans le traité international sur l’espace et les États-Unis ont constamment répété que ces idées ne correspondent pas au statut juridique réel de l’espace.»
Une note interne de la Nasa dévoilée le 11 février par le Washington Post révèle également l'intention de l'administration Trump de mettre un terme en 2025 au financement étatique de la Station spatiale internationale, dont le fonctionnement serait alors délégué au secteur privé.
Continuer à appréhender l’espace comme un bien commun paraît pourtant possible et pourrait avoir des conséquences juridiques intéressantes, notamment pour organiser une gouvernance partagée sur les ressources.
À titre de comparaison, une Autorité internationale des fonds marins a été mise en place depuis 1994 pour accorder des licences d’extraction de minéraux à des entreprises, mais en veillant à maintenir une équité entre les différents pays. Ce dispositif intègre l’idée que ces fonds constituent un «patrimoine commun de l’humanité» nécessitant une gestion par la communauté internationale.
Des propositions existent pour mettre en place une structure de gouvernance similaire pour les ressources spatiales, associant des États, des universités, des entreprises et des ONG. Mais seul le soutien d’un nombre significatif de pays permettrait à cette vision alternative de prendre corps.
Science-fiction sur le point de devenir réalité
La conquête spatiale a toujours fait rêver, et c’est en partie ce qui explique la fascination que peut exercer sur les foules des exploits comme celui accompli par SpaceX. Mais nous arrivons à un point où la science-fiction paraît rejoindre la réalité.
Dans le film Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve, sorti l’an dernier, on croise Niander Wallace, un scientifique interprété par Jared Leto, qui relance la conquête spatiale après une catastrophe mondiale pour reprendre l’exploitation de ses ressources alors que la Terre, exsangue, a épuisé les siennes. Or de l’aveu du réalisateur Denis Villeneuve, ce personnage est directement inspiré… d’Elon Musk et de ses projets de voyage vers Mars!
La question est à présent de savoir si l’avenir matérialisera certaines dystopies imaginées par la science-fiction. La saga Alien ou le film Avatar ont déjà mis en scène des futurs où des compagnies géantes exploitent l’espace intersidéral, à la manière de nouvelles compagnies des Indes, dépassant en puissance les États.
C’est sans doute en partie le droit qui donnera la réponse à ces interrogations, avec un choix lourd de conséquences à opérer, entre d’une part l’espace vu comme un champ de ressources privatisables et marchandisables et d’autre part une vision garantissant les droits de tous sur la base d’un bien commun pris en charge par la communauté internationale.
La question se réglera sans doute avant que la Tesla propulsée par Heavy Falcon n’atteigne Mars –enfin… plus exactement, l’orbite de Hohmann tangente à celles de la Terre et de Mars!